Ève :
Pourriez-vous vous présenter ?
Johan :
Je m'appelle Johan Titran, je suis Directeur de diversité et inclusion pour le Groupe Adecco. À ce titre, je conduis la politique d'intégration professionnelle des personnes en situation de handicap au sein de l'entreprise et dans les solutions que l'on propose aux organisations.
Par ailleurs, j'exerce différents mandats de représentation et d'engagement sur les thématiques de la diversité et de l'inclusion. Je suis notamment Co-Président de l'Association française des managers de la diversité, l’AFMD.
Ève :
Existe-t-il des freins et appréhensions spécifiques aux collaborateurs (différents de ceux des managers) ?
Johan :
Tout d’abord, les préjugés figurent parmi les choses les mieux partagées par l'esprit humain.
Comme l’a dit Einstein « Il est plus facile de désintégrer un atome qu'un préjugé. »
C’est dire le niveau de difficulté des choses auxquelles on s'attaque quand on parle de préjugés !
L’intégration d’une personne en situation de handicap dans une équipe sous-entend l’intégration de la différence, et cela peut amener une interrogation sur le sentiment d'équité qu'il va y avoir dans le management et le fonctionnement de ce collectif de travail.
« Je ne vais pas être traité de la même manière que mon collègue parce qu'il va être plus favorisé que moi »
« Qu'est-ce qui va justifier une différence de traitement de ce collaborateur par rapport à moi ou à mes collègues ? »
Je pense que cette question en soi est légitime, mais c'est la réponse ou la façon dont on va y apporter une réponse qui va être déterminante pour alimenter ou, au contraire, stopper cette crainte.
Il est important d’expliquer pourquoi se met en place un aménagement du temps de travail, montrer qu’il est lié à une compensation via un état de santé ou une situation de handicap. C’est ainsi que l’on vient mettre fin à cette crainte de l’iniquité.
Si on n'est pas suffisamment attentifs à apporter cette connaissance au collectif de travail, je pense qu'on prend le risque d'une incompréhension qui va nourrir ce sentiment d'iniquité.
Ève :
Et donc, pour lever ce préjugé, vous dites qu'il faut communiquer, expliquer, être transparent sur l'aménagement mis en place ?
Johan :
Comme pour toute situation ou décision qu'un manager doit prendre.
Qu'est-ce qui va faire que je vais accorder à Ève le fait peut-être aujourd'hui de quitter plutôt le bureau parce que sa voiture est tombée en panne et qu'elle a rendez-vous chez le garagiste.
Qu'est-ce qui fait que je vais lui accorder à Ève aujourd'hui et que peut-être demain je vais refuser à Monsieur Durand de partir plut tôt pour aller chercher sa fille à l'école à 16h. Cette question-là se pose tous les jours quand on est manager.
Il s’agit de la prise en compte de la singularité d'une situation rencontrée par un collaborateur. Si les critères pour lesquels je prends la décision sont toujours les mêmes et donc sont objectivés ou objectivables, je vais nourrir ce sentiment d'équité
Le meilleur conseil que je pourrais donner à un manager, c'est de ne surtout pas tomber dans le piège de faire un distinguo en se disant « J'ai une personne dans une situation de handicap, donc je vais manager strictement différemment cette personne » parce que c'est un cas particulier.
Mon conseil, c'est que la seule particularité qu'a cette personne, c'est éventuellement le besoin de compensation que lui impose son état de santé ou sa situation de handicap. Et ça, c'est d'ordre objectivable, c'est d'ordre médical, matériel. Et ce n'est même pas moi, manager, qui le dit. Il s’agit d’un avis médical tel que « On a besoin d'un écran particulier ou d'un horaire de travail aménagé. » Ça, c'est objectivable, c'est factuel. Pour le reste, je manage de la même manière.
Pour que le collaborateur sente qu'il a le même traitement que ses collègues, il est impératif que le manager lui-même fasse d'abord preuve d'équité.
C’est l’ignorance qui va nourrir les préjugés.
L'esprit a horreur du vide et va se nourrir de préjugés pour tenter d'apporter une réponse à ce vide.
Récemment, nous avons intégré une personne souffrant du trouble autistique. Évidemment, le manager a effectué un travail en amont, mais avec la Mission Handicap, nous avons organisé plusieurs temps de sensibilisation des équipes, en amont, puis au moment de l'intégration et aussi peu de temps après l'intégration pour que le collectif soit accompagné afin que l'intégration de ce collaborateur, repose sur le collaborateur lui-même, le manager, mais aussi sur le collectif de travail.
Ce qu'il faut avoir en tête, c'est que le premier facteur d'échec de l'intégration d'une personne en situation de handicap, c'est sa non-intégration par le collectif de travail.
Si vos collègues ont des appréhensions et ne vous accueillent pas comme il faut, votre période d'intégration ne va pas bien se passer, vous n’allez pas être en confiance. Si vous n'êtes pas en confiance, vous n’allez pas peut-être pas être tout à fait performant. Si vous n'êtes pas tout à fait performant, vous risquez de commettre des erreurs… et votre période d’essai ne sera pas renouvelée. En fait, ce n'est pas que vous n'avez pas été performant, mais les conditions de votre intégration ne vous ont pas permis de déployer votre potentiel. Et c'est un cercle vicieux qui s'est mis en place.
Et puis à la fin, le préjugé, on vient bien de l'alimenter. « Tu vois, pourtant on avait fait des efforts, pour une fois, on avait recruté un travailleur handicapé. Et au bout d'un mois, terminé. Tu as vu un peu, ce n'était pas du tout ça. La prochaine fois, on laissera les autres faire. »
C’est un peu cash.
Ève :
Pour contrer cela, il faut donc accompagner l'intégration, sensibiliser les collaborateurs, les informer, apporter un maximum de transparence ?
Johan :
Oui, et puis donner de la visibilité à celles et ceux qui sont là. Encourager aussi la déclaration volontaire. Un collaborateur en situation de handicap sur deux ne déclare pas sa situation à son employeur.
Or si vous créez suffisamment de confiance pour que les personnes qui sont dans votre équipe aujourd'hui se déclarent, vous rendez de fait plus facile, demain, le recrutement et l'intégration d'autres personnes en situation de handicap. C'est mécanique. La déclaration, c'est un vrai levier.
Et puis, donner de la visibilité aux personnes en situation de handicap qui sont dans l'entreprise, par le biais de témoignages par exemple, communiquer sur les aménagements de postes que l’on peut mettre en place…
Il y a plein d’opportunités de faire entrer dans l’entreprise des personnes handicapées et pas seulement en CDI.
Chez Adecco, on accueille parfois une classe de jeunes scolarisés en ULIS et qui viennent découvrir les métiers du groupe Adecco. Accueillir des jeunes en situation de handicap, par exemple, est également un très bon levier car grâce à la rencontre, il se produit quelque chose. Il se produit quelque chose parce qu'à un moment, vous faites entrer dans un environnement de travail une différence.
C'est toujours les yeux écarquillés, que les gens viennent me voir et me demandent : “Qu'est-ce qui se passe ? On fait quoi aujourd'hui ? Il y a un événement particulier ? C’est génial de présenter nos métiers !” On vient de faire reculer l'ignorance, le préjugé, parce qu'on a créé physiquement une « confrontation ». Ce n'est surtout pas un terme belliqueux, c'est un terme positif. Mais cette confrontation à la différence et la confrontation directe, c'est ça qui a le plus d'impact pédagogique. C'est plus fort qu'un PowerPoint, c'est plus fort qu'un e-learning, c'est plus fort que tout, c'est la rencontre physique. Plus ils sont jeunes, plus ils ont un pouvoir pédagogique incroyable. Parce que, peut-être, que l’on se projette, à l'époque où on était comme ça. Je ne sais pas l'expliquer. Il faudrait demander à des experts du sujet, mais j'ai le sentiment que plus ils sont jeunes, plus ils sont puissants en termes d'impact.
Ève :
Ce sont les barrières qui tombent. C'est plus facile d'aller parler aux jeunes, j'imagine, qu'aux adultes.
Johan :
Oui. Quand c'est un gamin qui vient vous voir, et vous demande « C'est quoi ton métier, toi ? » Vous ne pouvez pas ne pas répondre, et toutes les barrières tombent. Vous racontez votre métier et vous parlez avec une personne en situation de handicap. Et voilà, c'est fait. Vous avez vécu votre première fois, donc c'est bon. Maintenant, on peut continuer. Vous avez vu que c'était possible.
Revenons maintenant aux managers.
Je trouve qu’un sort particulier est réservé aux managers. Alors que le taux d’ emploi dans les organisations est de 3,5% e, moyenne, si prend en compte la catégorie socioprofessionnelle, on se rend compte que le taux d'emploi diminue.
Il y a une façon de lire les choses, à laquelle je ne crois pas, qui serait de dire « être cadre ou être dirigeant.e d’entreprise, ça prémunit la situation de handicap ». Ça vous donne un superpouvoir. Je ne crois pas que ça soit l'explication.
Je crois qu'il existe un énorme tabou parmi les cadres et les dirigeant.e.s et le handicap. Je pense que c'est extrêmement important d'accompagner ces managers, ces cadres dirigeants afin qu’ils acceptent de reconnaître et déclarer leur situation de handicap. Quand on aura vaincu ce tabou, je pense qu'ils seront beaucoup promoteurs de l'intégration.
Eve :
En effet, sensibiliser et accompagner cette population est primordial. Une autre explication pourrait être que les jeunes en situation de handicap sont souvent réorientés et ont tendance à moins faire de longues études.
Johan :
Certes, mais 85% des handicaps s’acquièrent au cours de la vie, donc ça ne peut pas être la seule explication.
Prenons l’exemple des GAFA. Je ne sais pas pourquoi, mais j'ai l'impression que les personnes qui sont à la tête de ces entreprises, qui sont les entreprises les plus puissantes du monde, les plus reconnues, je crois qu'elles ont à leur tête des dirigeants et des dirigeantes qui sont en situation de handicap. Quand on prend Bill Gates, Zuckerberg, Steve Jobs, il y en a quelques-uns.
Ève :
Ces dirigeants des GAFA, ils sont en situation de handicap ?
Johan :
Oui, ils le sont. Pourquoi Facebook est bleu ? Parce que Zuckerberg est daltonien, entre autres. Ce n'est pas connu. Pourtant, il milite pour tout un tas de sujets, mais je ne les ai pas entendus parler de handicap. Vous connaissez un dirigeant du CAC 40 en situation de handicap, vous ?
Ève :
Arthur Sadoun de Publicis.
Johan :
Donc, OK, il y en a un en 2023. Il a fallu attendre 2023 pour en avoir un. Un autre ? Non.
Il y a un vrai sujet pour moi, pour changer le regard des collaborateurs, il faut changer d’abord celui des managers aussi. Changer leur connaissance ou leur pratique managériale avec les personnes en situation de camp, mais aussi eux-mêmes, leur propre vécu, reconnaissance de leur situation handicap. Parce qu'il n'y a pas de raison, on peut faire de l'arithmétique, mais il n'y a pas de raison qu'ils ne soient pas plus en situation de handicap que le reste de la population.
Ève :
Que diriez-vous à un collaborateur qui se sentirait mal à l'aise avec le fait de travailler en situation de handicap ? Quels conseils donneriez-vous à un collaborateur en cas de maladresse ?
Johan :
Ce que j'ai retenu une fois, c'est un conseil que m'a donné une personne en fauteuil roulant. On était dans un restaurant et il avait besoin d'aller aux commodités. Quand j’ai réservé le restaurant, je me suis posé la question de l'accessibilité. Les toilettes étaient bien accessibles mais ils ne m'ont pas dit qu'il y avait un escalier assez raide pour descendre et rejoindre ces toilettes qui étaient aux normes PMR. Donc évidemment, là, le sentiment de maladresse, là, vous l'avez bien compris. Heureusement, avec cette personne, on se connaissait très bien. Il m’a tout de suite rassuré car ce n'était ni la première fois, ni la dernière fois que ça lui arrivait. Cependant il a vu le sentiment ou la culpabilité qui me traversait et il m’a dit : “ Ce qui sera toujours frustrant pour nous PMR, c'est d'arriver dans un lieu et de découvrir la difficulté, l'inaccessibilité, le manque de compensation. Mais pour autant, si je dois attendre que tous les lieux soient accessibles, je peux attendre encore longtemps”.
Aujourd'hui, le conseil face à cette maladresse, c'est de se dire “il est toujours mieux de prévenir que de mettre la personne face à la situation, face à la difficulté, face à l'obstacle”. C’est la société qui est inaccessible, ce n’est pas de la faute de la personne qui n’est pas en situation de handicap. En revanche il est important que la question de l’accessibilité soit l’affaire de tous et ne repose pas seulement sur les personnes handicapées.
Le conseil serait celui de ne pas oser d’être maladroit.
C'est le fait de se taire qui peut parfois blesser la personne en situation de handicap. L'ignorance va souvent de pair avec le fait de se taire d’ailleurs.
Oser être maladroit, oui, ça va créer des moments un peu désagréables, mais la vie, c'est des synapses qui se frottent, qui se confrontent les uns les autres. C'est le fait de parler qui va faire avancer les choses.
Ève :
Est-ce que vous avez d'autres choses à ajouter ?
Johan :
J'ai en tête, pour l'avoir vécu, mais aussi pour l'avoir entendu de la part de managers. Manager une personne en situation de handicap, c'est manager une personne avec des différences. En tout cas, c'est pratiquer sa compétence managériale, appliquée à la singularité. Et plus en plus de managers me disent que le fait de manager des travailleurs handicapés, améliore leur pratique managériale. Ils se retrouvent confrontés à des situations singulières, particulières, qui les amènent à sortir de la norme et du standard.
Et pourquoi ? Car je crois fondamentalement qu’il existe un rapport entre innovation et handicap. Quand je pense à la télécommande de nos télévisions, elles ont été créées pour répondre à la situation de deux vétérans, dont l'un a bricolé dans son garage pour son collègue qui pouvait plus se déplacer jusqu'à l'écran de la télévision.
Je crois que ces cas d'usages extrêmes, comme ils disent dans la tech, s’appliquent aussi dans la pratique managériale. Le fait d'être confronté à la singularité implique de développer sa pratique managériale de manière plus poussée. Et en la pratiquant de manière plus poussée, vous performez plus, vous développez plus votre pratique managériale.
Ève :
Mais est-ce que cela n’implique pas une certaine prise de risque ?
Johan :
On prend toujours des risques. Mais est-ce que le plus grand risque est-il de se confronter à la singularité ou d'entretenir le clonage ? Moi, j'ai mon opinion sur le sujet.
Je ne suis pas spécialiste mais les grands dirigeants ont-ils tendance à avoir des parcours strictement linéaires ? Pensez-vous qu’ils ne sont jamais sortis de leur zone de confort ? Ou au contraire c’est le fait que ces dirigeants soient sortis de leur zone de confort qui explique qu’ils ont des responsabilités aussi importantes ?
Je terminerai par ça. Quand on a vécu la pandémie il y a trois ans, je pense que ça a été la plus grande expérience de confrontation au management de la singularité qui ait jamais été organisée aux autres organisations de nos organisations. Tous les managers ont été confrontés à la singularité parce qu'ils ont découvert qu'en fait chacun de leurs collaborateurs avait ses spécificités. Pour que ça fonctionne, les managers et les organisations se sont adaptés aux singularités. Et c'est ça qui a fait qu'on a pu « tenir ». Si on avait dit « Surtout, on applique les règles de la pandémie, tout le monde a son poste de travail entre 8h00 et 17h00, aucune dérogation”, je pense qu’on ne s’en serait pas sorti. En tout cas, beaucoup plus mal. Je ne dis pas que c'était sympathique. C'était un exercice contraint de pratique de la singularité.
Évidemment, j'aurais préféré qu'on l'évite, mais je pense que c'est la plus grande démonstration que c'était ce qu'il fallait faire.
Ève :
Pour terminer, est-ce que vous avez un message à faire passer ?
Johan :
Je voudrais rappeler aux managers ce qu'ils ont été capables de faire pendant la pandémie ; rappeler combien ils se sont adaptés aux enfants, aux aidants, à la situation de handicap, aux violences conjugales. On n'a jamais autant parlé de ces sujets-là. Les organisations ne se sont jamais autant adaptées. Le télétravail, qui était un sujet quasiment interdit en France, est devenu la norme.
Ève :
D'ailleurs, cet argument vaut pour les managers, mais aussi pour les collaborateurs, parce que les collaborateurs aussi ont dû s'adapter à la singularité.
Johan :
Est-ce que c'était facile, simple, spontané ? Non, ce n'est pas ce que je suis en train de dire. Est-ce que c'était possible ? Oui. Est-ce que ça a été possible parce qu'on s'est adapté aux singularités ? Oui, c'est parce qu'on s'est adapté aux singularités que ça a été possible. Donc si ça a été possible pendant la pandémie, il n'y a pas de raison qu’on n'arrive pas à le faire pour les travailleurs handicapés.
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