ANNE-CHARLOTTE VUCCINO YOGIST

Interview de Anne-Charlotte Vuccino - fondatrice de l'association YOGIST-well at work

Par LES APÉRETTES

Anne-Charlotte Vuccino, la fondatrice de YOGIST - Well At Work, partage son parcours, ses convictions et son expérience dans cette interview inspirante pour faire avancer les choses et changer le regard sur le handicap.

Eve :
Peux-tu te présenter ?

Anne-Charlotte :
Je m'appelle Anne-Charlotte Vuccino et j'ai 37 ans.
J'ai fait un cursus d'études très classique : hypokhâgne, khâgne, spécialité philosophie, puis HEC.
Lors de ma première année à j'étais à HEC, je me suis occupée d'une ONG qui s'appelait "Action pour le Bénin" et qui gérait des projets humanitaires. Je me suis rendue sur le terrain dans le nord du Bénin. Au bout de 4 mois au sein de l’association, en été 2005, alors que j’étais sur une route de brousse, je me suis fait renverser par une grosse moto. Très gravement blessée à la jambe, j’ai passé quelques jours dans un dispensaire de brousse, puis je me suis rapidement fait rapatriée à Paris. Et c’est dans cet hôpital parisien que j'ai attrapé 4 infections nosocomiales sur la table d'opération, alors que je me faisais opérer pour une pause de plaques assez bénignes.
J’ai ensuite passé 8 mois à l'hôpital et à la sortie, je me suis retrouvée avec une jambe complètement raide, plus du tout fonctionnelle.
Pour résumer, j’étais une jeune fille de 20 ans, boiteuse avec une jambe de bois.
Aucune ONG ne voulant m’envoyer à nouveau sur le terrain à cause de ma jambe, je suis devenue consultante en stratégie.
À ce moment-là, j’assistais à des séances de rééducation quatre fois par semaine chez un kiné, j’étais sous morphine, sous anti-inflammatoire… Et tout cela ne me faisait aucun effet : j'avais une jambe complètement dysfonctionnelle, mais au moins, j'avais un boulot.
Dans ce cabinet de conseil, ma voisine de bureau a beaucoup insisté, puis fini par me convaincre de participer à un cours de yoga avec elle, mon tout premier cours de yoga. Et ce jour-là, j'ai eu un déclic en découvrant cette discipline de rééducation active.
Je me suis prise de passion pour cette discipline, j’ai repris progressivement conscience et contrôle de mon corps jusqu'à en faire très régulièrement. Je suis partie me former en Inde, aux États-Unis et en Indonésie pour rencontrer un maximum de professeurs différents.
Progressivement, pendant 5 ans, j'ai repris une rééducation par le yoga. J’ai même fini par dire à mon chirurgien, qui devait m'opérer une neuvième fois pour une greffe osseuse, que ce n’était plus nécessaire, car je ne prenais quasiment plus de médicaments, que je n’avais plus mal au dos et que je ne boitais quasiment plus.

En voyant les vertus que le yoga avait eues sur moi, je me suis rendue compte, qu’en plus des grands blessés comme moi, le yoga pouvait aider tous ceux que je voyais autour de moi : des clients, des grands patrons, des managers, des consultants… toutes ces personnes assises devant un ordinateur toute la journée.

Le déclic suivant s’est passé juste avant une présentation importante du président d’une multinationale (un mauricien d’origine indienne ouvert à l’ésotérisme) qui est venu me chercher en me disant : "Anne-Charlotte, j'ai mal dormi, je ne me souviens pas trop de mon discours Est-ce que vous pouvez m'aider à me sentir mieux avant de monter sur scène ?"
Je lui ai dit : « Bien sûr, Monsieur le Président ». Nous nous sommes isolés dans une pièce à côté de la scène et je l'ai assis sur une chaise. Il était évidemment en costume-cravate et je lui ai proposé de faire deux-trois exercices que j'avais appris en yoga, mais en les adaptant pour que ce soit accessible pour lui, qui était plutôt un Monsieur assez raide, pas très sportif à priori, et surtout je ne devais pas le faire transpirer.
À moment-là, j’ai pris conscience qu'il y avait plein de choses que l'on pouvait faire sur une chaise sans avoir l'air ridicule, sans avoir l'air d'un hippie New-Age et surtout de manière à ce qu'on en ressente un bienfait immédiat à la fois mental et physique.
J’ai donc décidé de partir 1 mois et demi en Inde me former. J'ai fait un peu le tour de mes amis banquiers et avocats pour leur demander où ils avaient mal. J'ai travaillé avec un kiné-ostéopathe, avec des neuroscientifiques et des psycho-ergonomes de la médecine du travail, pour identifier quels étaient les exercices de yoga les plus adaptés et les plus efficaces sur les maux du travailleur moderne sédentaire. Et c'est comme ça que j'ai créé la méthode Yogist.

Eve :
Ton handicap a changé ta vie et tu en as fait une force.

Anne-Charlotte :
C'est mon handicap qui m'a fait découvrir une discipline que j'ai eu envie de partager avec le plus grand nombre en l'adaptant, tout comme je l'avais adapté pour ma pratique personnelle finalement.
Aujourd’hui, on peut dire que mon handicap est invisible. Je ne boite presque plus, je porte des talons…
J’ai vécue une expérience traumatisante en 2015, alors que j'avais ma reconnaissance de travailleur handicapé, parce que j'avais une ETP d'un peu plus de 40%. En sortant de ma voiture, je me suis faite agresser par un motard qui m'a dit : "Mais c’est honteux, vous utilisez la carte de votre grand-mère, vous n’êtes pas handicapée ! »
Je me souviens avoir été très partagée entre l'envie de féliciter ce citoyen, d'aider à préserver la cause des handicapés et d'éviter qu'il y ait des abus, et en même temps de devoir me défendre et de lui sortir ma carte en disant : "Bah non, vous voyez bien que c'est ma tête dessus et si vous voulez, je vous montre ma jambe et on en parle."
Souffrir d’un handicap invisible est extrêmement compliqué à vivre. Je ne dis pas que c'est plus facile que pour quelqu'un qui est en fauteuil roulant, évidemment, mais le handicap invisible nous donne une espèce de culpabilité un peu larvée. Devoir se justifier parce que notre handicap n'est pas visible, ce n’est pas évident. Et la boiterie est peut-être moins mesurable que la douleur que l'on ressent.
Moi aujourd'hui, j'ai encore des douleurs d'arthrose et ma jambe me réveille la nuit, mais pour autant, ça ne va pas se voir quand je marche. Et du coup, on se retrouve dans cette position absolument délirante de devoir se justifier parce que notre handicap n'est pas suffisamment visible et on est censé faire dérouler notre passé médical pour se justifier, ce n’est pas normal.

Eve :
Pourquoi, selon toi, les managers devraient changer leur regard sur le handicap et recruter dans leur équipe des personnes en situation de handicap ? Comment pouvons-nous lever leurs appréhensions ?

Anne-Charlotte :
J’ai deux éléments de réponse à ça. Premier élément de réponse, le plus simple, c'est qu'aujourd'hui, avec le télétravail, avec les nouveaux modes de travail hyperconnecté, le handicap en entreprise ne pose plus les mêmes problèmes de logistique qui pouvaient se poser avant. Il existe énormément d'accompagnements qui se mettent en place en ergonomie du poste de travail et ça devient relativement simple. Quel que soit le handicap, on peut travailler avec un téléphone, avec des oreillettes, avec des gens, avec ou sans clavier, avec ou sans table. Je trouve qu'aujourd'hui tout est plus simple et il y a des solutions vraiment pour tout.

Mais la vraie raison, je pense, elle est vraiment plus profonde. Crois-moi, les personnes avec un handicap ont envie de travailler. Et ces gens-là, ils ont une fureur et une envie de vivre, de réussir, de bosser et de se réaliser, assez incommensurable. Et d'après ce que j'ai vu, ils en feront trois fois plus que les autres pour que ça se passe bien, pour y arriver et pour s’intégrer dans une équipe. À mon avis, ce sont les éléments les plus bosseurs, les plus résilients et les plus énergiques que vous puissiez trouver, parce qu’ils dépassent au quotidien un handicap qui les limite, et ils doivent en permanence se prouver à eux-mêmes et prouver aux autres qu'ils sont à la hauteur. Je pense que ce sont les plus à même de réaliser la mission que vous leur confierez, voire de la surpasser.

Pour moi, les collaborateurs handicapés en entreprise, se sont des super-héros du quotidien. Il serait vraiment dommage de ne pas miser sur eux, parce qu'ils ont des supers pouvoirs qu’ils vont mettre à disposition de l'entreprise, et ce sont eux qui vont faire le plus en sorte que ça se passe bien, et qu'on oublie qu'ils ont ce handicap.
En fait, que c'est totalement délirant pour moi de ne pas miser sur eux. C’est passer à côté de pépites.

Eve :
Est-ce que tu souhaites déconstruire certains stéréotypes sur le handicap ?

Anne-Charlotte :
Moi, je sais, quand j'arrive quelque part, la dernière chose qu'on se dit, c'est que j'ai un handicap.
Dans mon premier job de consultante, lorsque j’allais 4 fois par semaine chez le kiné, que ma jambe était raide, que je boitais et que je prenais des tas de médicaments, je venais en voiture à Paris parce que je ne pouvais pas prendre le métro, et je n'avais jamais demandé d'aide, ni de soutien, ni rien. Et un jour, au bout de cinq ans, mon patron m’a envoyée faire « la visite médicale d'embauche".
Et lors de cette visite, le médecin m’a dit : "Mais il était temps, non ? Ça fait cinq ans que vous travaillez comme ça ? Vous n'avez jamais demandé d'aménagements ? »

C’est ainsi qu’au bout de cinq ans, ce médecin du travail a fait venir dans mon entreprise un ergonome de la médecine du travail qui a analysé mon poste de travail, m'a installé un repose-pied, m'a montré comment mettre ma jambe, etc. Et il m'a sacrément aidée à avoir moins de douleurs. Cette personne m’a parlé de la reconnaissance RQTH et m’a fait faire le dossier. Je ne savais même pas que je pouvais y prétendre. Parce que pour moi, ce n'était pas grave, car d’autres étaient infiniment plus embêtés que moi quoi. Je ne m’étais jamais sentie autorisée à réclamer quoi que ce soit, alors que non seulement j'étais en droit, mais en plus c'était nécessaire et même indispensable à mon boulot tous les jours.

Eve :
Comment bien intégrer selon toi une personne en situation de handicap dans l'entreprise ? Tu n'as pas l'air d'être spécialiste parce que tu ne t’es pas fait reconnaître toi-même, je me trompe ?

Anne-Charlotte :
Dans mon entreprise, ils ont découvert que j’étais en situation de handicap au bout de 5 ans, parce que moi je l’ai dissimulé autant que possible. Les gens l'ont découvert au fur et à mesure. Et du coup, on m’a souvent charriée avec des phrases telles que "Tu es vraiment lente dans les escaliers" ou "Pourquoi tu n’avances pas plus vite ?" ou "Pourquoi tu mets des collants épais ?" "Pourquoi tu mets des collants de contention, t'es pas une grand-mère ?"
Je cachais mes cicatrices et je ne l’avais pas fait savoir.
Du coup, je pense qu'un bon manager doit interroger et connaître la situation de ses collaborateurs, et potentiellement, motiver un climat de confiance pour que ces collaborateurs puissent le partager avec les autres en fait.

Eve :
Effectivement et dans son interview Virginie Delalande a fait remarquer que le fait d’intégrer des personnes en situation de handicap une équipe, ça permettait aussi au manager de proposer à tout le monde de faire un point sur ses forces et faiblesses et de créer ce climat de confiance.

Anne-Charlotte :
Tout à fait. Et d'ailleurs aujourd’hui, je suis experte pour l'association pour le progrès du management. Je forme les dirigeants à la qualité de vie au travail. Je leur apprends évidemment les techniques yogistes, mais je les incite à parler du « corps au travail » qui est quand même le principal outil de travail de n’importe qui, parce qu’on n’a pas encore été remplacé par des robots.
Je commence toujours par un tour de table pour demander à chacun comment ça va. Est-ce que le travail leur fait mal ? Comment est-ce qu'ils gèrent ces tensions ? Et dans leurs équipes, est-ce qu'ils ont noté des douleurs, des tensions, des troubles musculosquelettiques ? Qu'est-ce qu'on leur remonte ces choses-là ?
Je les interroge toujours à la fois sur eux et sur leurs équipes. Et c'est toujours hyper intéressant parce que pendant ce tour de table, les dirigeants se livrent et on apprend des choses, untel qui a eu un cancer, untel qui a tel handicap invisible, untel qui a une blessure, etc.
Ils n’avaient bien souvent pas eu l'occasion d'en parler avant et donc on découvre des choses.

Mais ce que je trouve dingue, c'est que lorsqu’on leur demande la même chose au sujet de leurs équipes, seuls 50 % leur ont posé la question, et que oui, ils ont identifié des problématiques, des troubles ou des tensions physiques. Les autres nous disent qu'il n'y a rien, que personne ne souffre. Permettez-moi d'en douter.
Et l'autre moitié n'a tout simplement pas eu l'idée de poser la question.

Mon grand combat, c'est leur dire : mais vous savez, c'est OK de parler de ça, c'est OK de parler du stress, ce n’est pas un signe de faiblesse et c'est OK de parler du corps au travail parce que nous sommes des humains.

Aujourd'hui, l'entreprise est responsable de la santé physique et mentale de ses salariés, non pas seulement d'un point de vue d'obligation de moyens, mais d'une obligation de résultats. Et donc, si on ne parle pas du corps au travail ou si on en parle que pendant la visite médicale avec la médecine du travail une fois tous les trois ans, ça ne marchera pas.
Et je pense que le télétravail multiplie les troubles musculosquelettiques et les tensions parce que ça nous rend plus sédentaires.
Manager par le Care, c'est tout simplement s'occuper, se préoccuper de la santé mentale et physique des collaborateurs.
Le prendre soin c’est la base du métier du manager : prendre soin de lui-même et des autres. Le manager doit prendre soin de lui pour être en capacité de prendre soin des autres pour atteindre ses objectifs à lui et emmener son équipe vers leurs objectifs communs. C'est, à mon avis, la meilleure manière de susciter un climat de confiance, une meilleure productivité, une meilleure efficacité et d'atteindre les résultats et les objectifs visés.

FORMATION LES APÉRETTES Changer le regard des managers sur le handicap.